jeudi 10 octobre 2019

#Inktober 8 : Frail


8. FRAIL
C’est drôle, après tout ce qu’on a lu, tout ce qu’on nous a dit.
J’ai fait ma thèse sur les vanités, alors vous pensez si je connais le sujet à fond. La minceur éphémère des ailes de papillon, des pages des livres ; le verre friable des boussoles et des pichets de vin ; les mites qui rongent le velours et les vers qui grignotent les corps ; tout passe, et nous fanons, comme la rose mignonne.
C’est aussi ce que nous leur répétions, toutes ces années : ce n’est pas la planète qui va mourir, c’est nous. La planète est vieille et solide, de roc et de magma, elle s’adaptera, à cela comme à tout, jusqu’à la fin du Soleil. Non, c’est nous qui périrons, déshydratés, brûlés, empoisonnés ; c’est nous qui sommes des coques frêles, des roses de chair, et notre peau tombera comme un pétale.
C’est drôle.
Je suis assise là, au dernier jour de l’humanité, et je regarde pousser une rose. Prends ça, Ronsard.

mercredi 9 octobre 2019

#Inktober 7 : Enchanted


7. ENCHANTED
Je n’ai pas pu l’en empêcher.
Je sais que ce n’est pas la première fois, elle pourrait lancer le sortilège les yeux fermés, maintenant — d’ailleurs c’est ce qu’elle fait.
Elle me dit de ne pas m’inquiéter. « Je l’ai déjà fait, tu sais. » Je sais. « Et je me suis toujours réveillée. » On l’a toujours réveillée, c’est bien le problème. Une partie du problème, en tout cas.
Mais cette fois, je ne la laisserai pas faire. Après tout, moi aussi je connais le sortilège, les moyens d’entrer dans le cercle, les moyens de le briser. Je peux bien être le on qui la réveillera.
Elle me connaît trop bien. Elle fronce les sourcils et me dit : « Je t’interdis de venir me chercher. Ce n’est pas comme ça que ça doit marcher. Et puis, tu es ma naïade, tu ne peux pas être aussi mon Prince. » Elle rit, et je pourrais la haïr. Presque.
Elle dispose les chandelles, trace le cercle, s’étend sur le lit de pierre et de soie, prononce les paroles de l’enchantement. Il est encore temps, de lui dire ce que je pense vraiment, ce qui compte vraiment : Comment peux-tu te coucher et attendre un Prince, à notre époque ? Comment peux-tu croire qu’un Prince te sauvera ? Et si tu te sauvais toi-même, pour une fois ? Et si tu te battais, si tu ne t’enfuyais pas dans le sommeil chaque fois que tu en as marre, chaque fois que les choses vont mal ?
Mais je ne sais plus. Peut-être que parfois on ne peut pas se battre. Peut-être que parfois c’est trop, et on peut juste se coucher, fermer les yeux, et attendre que les horreurs glissent de nous avec les jours, avec les années.
Ses paupières battent, retombent. L’air prend cette fraicheur particulière, cette odeur de cristal et de poussière. Bientôt les ronces pousseront. Il est temps que je parte, et la laisse dormir, pour le prochain siècle.

(J'ai toujours été intéressée par la Belle au Bois Dormant. J'en ai donné une version différente, plus complète — plus complexe — dans « Une histoire de désir » in Contes de villes et de fusées, anthologie dirigée par Lucie Chenu, septembre 2010, qui n'est malheureusement plus disponible.)
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mardi 8 octobre 2019

#Inktober 6 : Husky


6. HUSKY (Une Histoire Vraie)

J’ai croisé un loup, ce matin.
Il trottinait tranquillement sur le trottoir, vaquant à ses occupations. J’ai ralenti la voiture pour le regarder. Je n’en croyais pas mes yeux. Que pouvait-il faire là, ce loup, arpentant un paisible quartier résidentiel, un matin d’automne ?
Il ne m’a prêté aucune attention. Il a tourné à gauche dans une allée et je l’ai suivi, tout doucement. Il ne s’est pas retourné.
Ses poils étaient gris, sa foulée sûre, ses yeux distants. Il ne humait pas le sol, ne laissait pas pendre sa langue. S’il s’était glissé sous un portail pour entrer dans un jardin… Qu’aurais-je fait alors ? Me serais-je garée, aurais-je sonné à la porte ? Mais pour dire quoi ? Excusez-moi, je crois qu’un loup vient d’entrer chez vous. Mais si je ne faisais rien, si le loup attaquait un enfant ? Non, j’avais tort de m’inquiéter. Après tout, ils ne font ça que dans les contes.
La route bifurquait encore, et je roulais toujours en première.
Le loup a incliné la tête, enfin, et j’ai croisé son regard. Il n’a pas dit un mot.
Après le virage, il n’était plus là.
Je sais ce que vous me direz : c’était sans doute un chien-loup, ou un husky. Peut-être. Mais il ne portait pas de collier.

lundi 7 octobre 2019

#Inktober 5 : Build

Cette fois, non seulement je suis en retard, mais je triche. Il s'agit ici de l'extrait d'un texte écrit il y a longtemps, dans le cadre d'une campagne de Vampire : la Mascarade, où mon personnage était… une vampire, certes, mais aussi une architecte.
Une architecte, habituellement, peut être sûre que ses œuvres lui survivront. Quel étrange cas que celui d'une architecte vieille de plusieurs siècles, qui a vu dépérir ou brûler plusieurs de ses édifices…


Ce fut, autrefois, la plus belle cité à l’ouest de la Mer.
Ce l’est toujours, d’une amère et ténébreuse façon.
Les parcs, la pierre blanche des monuments, la symétrie des perspectives et la façon dont elles dessinent l’horizon, tout cela demeure. Et pas seulement dans mon esprit, pas seulement parce qu’ici je perçois le temps aussi bien que l’espace, pas seulement parce que mes yeux plongent aux racines, remontent aux fondations, effeuillent les sédiments de la ville. Sur cette place, un arbre a été coupé, il y a vingt ans, et sous cette peinture furent autrefois tracés des symboles hermétiques ; un sénateur est mort ici, et ce mur porte l’empreinte des balles, et sous cette arche une nuit j’ai…  Non, la beauté demeure aussi, réellement. Nulle trace de sang ne souille la façade de la Library of Congress, personne n’a abattu la flèche du Washington Monument. Tout cela demeure. Mais ils se trompent, ceux qui croient qu’un architecte ne perçoit que les pierres. Ils oublient que l’espace d’une ville s’articule aux hommes.
Washington est encore belle et c’est pire. Elle sonne creux. Un sang noir coule dans les veines intactes de ses avenues. Un air lourd pèse sur ses édifices, et sur nos têtes. La pluie qui lave les ecchymoses de ses façades ne suffit pas à laver cette odeur de mensonge, et de meurtre, et de peur. Washington est encore belle comme si un embaumeur doué l’avait préparée à ma venue, redonnant à ses joues le rose de la vie en espérant masquer le silence de son cœur.
Ce n’est pas vrai. Son cœur bat. Je l’entends à chacun de mes pas. Les hommes ont peur mais ils sont là. Simplement ils sont moins nombreux dans les rues après le couvre-feu, et se jettent des regards méfiants, et trop d’armes déforment les poches de leurs vêtements. Washington est malade mais pas au-delà de toute guérison. Bien sûr. Sinon j’aurais fait demi-tour, et laissé le sang se mêler à la pluie de mes joues, et tout aurait été fini. Mais je suis là où je peux lire ces signes et compter ces cicatrices et respirer cette odeur. Washington est une lettre ouverte à mon intention. Un piège, et je suis la souris qui s’y précipite sciemment.

dimanche 6 octobre 2019

#Inktober 4 (encore plus en retard) : Freeze


4. FREEZE
Enfin, ils ont récupéré l’enfant ! Le royaume est sauvé — et la reine les récompensera au-delà de toutes leurs espérances. Ils courent dans la forêt, malgré leurs blessures, leur épuisement. La capitaine de la garde serre le bébé contre son cœur. Ils ne sont pas encore à l’abri. Les mercenaires ennemis les poursuivent, et des flèches fusent encore derrière eux.
La magicienne s’écroule. Ses robes ont dû se prendre dans les broussailles. Quelle idée, aussi, de courir en robe dans la forêt !
Les guerriers la relèvent, mais il est trop tard. Les mercenaires les ont rejoints. Ils jettent leurs arcs et tirent leurs épées. Ils ont bien vu le nourrisson dans les bras de la capitaine et se dirigent vers elle, l’arme au clair. Celle-ci tombe en garde. Protéger l’héritière, à tout prix. Mais elle sent la panique qui monte. Comment protéger un nouveau-né en pleine mêlée, au milieu d’armes qui s’entrechoquent ? Elle a paré un coup, deux, mais elle ne tiendra pas indéfiniment.
Elle cherche autour d’elle une solution. Lucile. C’est une guerrière forte et redoutable — surtout, elle se tient un peu à l’écart de la mêlée. Elle ne fuira pas, ce n’est pas son genre, mais elle le pourrait.
Alors la capitaine, follement, désespérément, lance le bébé vers Lucile. La guerrière entend le sifflement dans l’air, se retourne et, d’un mouvement vif, abat sa grande épée.
Tout le monde se tait. Tout retombe. La tête du bébé roule sur le sol.
Je crie Freeze ! Mais ils étaient déjà immobiles, sidérés. C’est le premier GN que j’organise et il est déjà entré dans les Annales du Pire.

jeudi 3 octobre 2019

#Inktober3 (à temps) : Bait


3. BAIT
Je suis spéciale. Bon, j’ai toujours été spéciale, c’est pour ça qu’on se moquait de moi, qu’on me tirait les cheveux, qu’on riait quand je passais. C’est pour ça que je n’avais pas d’amis. Je les regardais avec des yeux comme des mares et je ne savais pas ce qu’il fallait leur dire, et je disais ce qu’il ne fallait pas. Alors ils riaient. Les plus gentils haussaient juste les épaules.
Mais maintenant je suis spéciale autrement, parce que je connais mon pouvoir. Je brille dans la nuit. Je brille même dans le jour, en fait, je brille si fort qu’on peut le sentir à des kilomètres. Seulement, ce ne sont pas les humains qui le sentent.
Je regrette de ne pas l’avoir su plus tôt. Si je l’avais su, quand j’étais petite, j’aurais passé tout mon temps dans les forêts. Je me serais peut-être enfuie avec elles.
Je brille, elles le sentent, et elles traversent la forêt jusqu’à moi, et elles viennent poser leur tête sur mes genoux, et me laissent caresser leur fourrure miroitante. Ça en valait la peine — d’attendre tout ce temps, de verser toutes ces larmes — pour sentir leur douceur sous ma main et plonger dans leurs yeux comme des océans. J’aimerais tellement qu’elles parlent. Si je me concentre très fort, j’entends quelque chose comme une musique, triste et mélancolique, qui parle de la magie d’autrefois. Puis elle s’endort, et finalement je m’endors aussi, je ne peux pas résister. Je n’aime pas m’endormir. Je fais de mauvais rêves, avec des garçons qui crient et qui frappent et qui se moquent de moi. Quand je me réveillerai, je sais qu’elle ne sera plus là.
Alors je lutte. Je cligne des yeux. Je récite dans ma tête les horreurs qui n’endorment pas. Elle ne dort pas non plus, elle pousse contre moi sa corne dure chaque fois que je m’assoupis. Elle sait.
Enfin je les vois — les hommes silencieux, avec leurs épieux et leurs sourires moqueurs et leurs murmures. Et ils lèvent leurs armes tout doucement.
Je relâche l’étreinte de mes bras et je dis à la licorne : Tue.

#Inktober2 (en retard) : Mindless


2. MINDLESS
Autrefois, on appelait ça des bullshit jobs. On a bien fait de changer. C’était vraiment trop grossier. Et puis les excréments n’ont rien à voir là-dedans. Les mots sont importants, vous savez. On leur a dit qu’ils occupaient des bullshit jobs et les gens se sont sentis insultés, souillés, même. Ils ont commencé à protester, à invoquer leur conscience. Certains sont entrés en dépression, d’autres ont démissionné. Vous vous souvenez du mouvement NTM, que je préfère ne pas traduire, où les gens refusaient d’assister à plus de quatre meetings par jour ? Et je ne parle pas de ceux qui refusaient les déplacements si le temps de transport excédait le temps de réunion, ni du nombre de GIF qui ont fleuri pour ridiculiser le langage corporate. Il y a même eu des articles universitaires sur le sujet !
Il suffisait de changer de mot : mindless jobs. C’est moi qui ai déposé l’expression, vous savez ? Plus de grossièreté, plus d’excrément, plus de révolte. Mindless : on le fait sans y penser, on le fait puis on n’y pense plus, il ne faut pas trop réfléchir à ces choses-là, sinon c’est le burn-out assuré et c’est vous qui en payez le prix.
Et vous voyez, c’est le mot qui a créé la réalité. Puisque ce sont des mindless jobs, autant les donner à des mindless people, right ? D’une certaine façon, c’est grâce à moi qu’a été inventée la MRT™[1]. C’est extraordinaire, personne n’aurait imaginé une telle avancée il y a dix ans ! … Qu’est-ce que vous dites ? On appelle ça des Z jobs maintenant ? Je ne comprends pas. Z comme quoi ?

Breaking news: MRT™ a remporté son procès. Les employés ayant subi la technologie mind-relieving conserveront tous leurs droits civiques, même si les réseaux sociaux continuent de les surnommer corporate zombies.


[1] MRT = Mind-Relieving Technology.