dimanche 22 mars 2009

10 LIVRES… (6)

« La vérité que j’entends exposer ici n’est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l’est qu’au degré où toute vérité fait scandale. Je ne m’attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à t’instruire, à te choquer aussi. »

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien

Sûrement l'un des plus grands livres jamais écrits.
Je l'ai cru alors, je le crois encore.
L'un des plus grands, des plus riches, des plus profonds — des plus incandescents.
Et pour cette liste c'est cela qui importe.
La trace incandescente que ce livre a laissée dans ma vie.

Pendant de longs mois je n'ai pleuré, cherché, contemplé qu'Antinoüs.
Pendant des mois je n'ai pu aimer, comme l'empereur Hadrien, que des adolescents solaires et condamnés qui brûleraient mes yeux et mon coeur.
Pendant des mois j'ai vécu et écrit cette histoire, comme un éternel manuscrit jamais achevé, sans cesse décliné, dont je conserve pieusement les fragments.

Des fragments, dès l'origine : c'est tout ce que permettent l'Histoire, les souvenirs, le passage du temps depuis l'Antiquité. Des fragments de textes et de marbres, de légendes et d'icônes.

Voici l'un de ces fragments, l'une de ces variantes, lâchement dissimulée parmi les souvenirs d'une vampire, d'un voyage en Ecosse et des Libertins de Planchon.

.IV. Le Dict d’Aubier
(…nuit du 13 au 14 juin 1707 )

Me voici encore une fois à cette page à redire ta légende, bâtir ta mémoire, couronner ton nom. Comme notre histoire est devenue banale, Aubier — et cela est aussi à cause de moi, j’ai tellement parlé de toi, j’ai tant voulu te donner ce dont je n’avais pas eu le temps.
Après toutes ces phrases, comment te dire encore ? Comment te dire, toi qui savais ce que j’étais avant même l’aveu — toi qui ne trouvais de sens à ta vie, ta vie jeune et lumineuse et belle, que dans ma compagnie. Pour eux tous j’étais la mort et la nuit, pourvoyeuse des enfers, dents cristallines de carnassière. Pour Philippe même j’étais devenue cela — mais de toute façon Philippe était mort depuis plus d’un demi-siècle.
Comment te dire alors ? Ton rire de gamin quand tu rentrais de la chasse, le gibier sur ton épaule, tu disais « Nous sommes pareils » — tu étais le soleil, Aubier.
Et c’est moi, je crois, qui ai souhaité de t’épouser. Le mariage n’avait pas vraiment d’importance à tes yeux, il était de ton monde et tu nous voulais autres, auréolés d’une lumière différente, d’un amour différent.

Qui était-il, ce sanglier, cette bête noire surgie des taillis clairs pour te heurter, te mettre à bas ? Ce sanglier qui t’a piétiné, Aubier, déchiqueté, j’ai voulu le haïr, moi qui n’avais jamais haï que quelques hommes.
Et tu le savais — je ne voulais pas le croire mais tu le savais. Tu avais tout accepté, même les noces, tu aurais peut-être demandé plus. Le mariage devait avoir lieu au solstice. Tu n’y croyais pas vraiment — et pourquoi, sinon parce que tu savais ?
Tu es mort loin de moi, Aubier, aussi loin que possible. Je dormais tout près. Je n’ai pu entendre. A mon réveil bien sûr il était trop tard, et ta peau était plus froide que la mienne. Tu es mort en plein jour, Aubier, tu étais le soleil.

Ils ne m’ont pas laissée te dresser un tombeau de roi, un temple de dieu. D’ailleurs je me méfiais un peu des mausolées depuis cette première pierre. Roi sans couronne, dieu sans temple, je t’ai donné une légende. Et j’ai pris le nom que je continue de porter pour ne jamais, jamais cesser d’être la trop jeune veuve d’Aubier d’Arbonne.


Malgré tout, la même histoire.
Presque oubliée à présent que le temps a passé, que je me suis éloignée du soleil, que mes yeux ont recommencé de voir.
Il m'arrive encore de rêver d'Antinoüs, de reconnaître sa silhouette.
Mais Hadrien survit en moi, comme il a survécu au garçon tant-aimé.

De tous les livres, l'un des plus humanistes jamais écrits.
L'un des plus humains.

Aucun commentaire: