lundi 24 août 2009

UN JEDI APPREND ET SE SOUVIENT (4)

4. Plus on renonce au trône…


« Bienvenue, mon padawan. »
L’enfant a fait quelques pas sur le sol de Thisspias, ne s’est interrompue qu’une seconde face à l’impressionnant comité d’accueil, recommence à marcher vers eux. Oppo Rancisis sourit avec approbation, sachant qu’elle ne peut s’en apercevoir.
Il a voulu ce cérémonial, cette pompe, pour au moins deux raisons. D’abord pour plonger immédiatement la fillette dans ce monde radicalement étranger, une planète dont elle ne connaît pas la langue ni les coutumes, et où elle sera la seule humaine. Ensuite, parce qu’elle doit être particulièrement initiée au rôle de l’apparat, à la force symbolique que portent les cérémonies officielles.
Et elle ne le déçoit pas : l’un compense l’autre ; l’aspect rituel la fait entrer dans un autre mode de réflexion, lui fait oublier qu’elle est une enfant humaine, très loin de tout monde connu, face à d’indéchiffrables extra-terrestres.
Le Maître Jedi renouvellera cet accueil à chacun des retours d’Oroshi sur Thisspias, puisqu’elle bénéficie d’un… régime adapté. Oppo Rancisis ne s’insurge pas contre cette entorse aux règles les plus élémentaires de l’enseignement Jedi : il en comprend la raison. Il est vieux, à présent ; même si le nombre de ses années est dérisoire face à celui de Maître Yoda, il a déjà vécu plus longtemps qu’aucun autre Thisspiasien. Il a eu plusieurs apprentis, et il a pleinement conscience qu’Oroshi Qel’Sayan sera la dernière. Avec l’âge, le vieux Maître est de plus en plus persuadé que seul ce qui est compris peut être accepté, et que ceux qui procèdent autrement, même au sein du Conseil, méritent le titre de fanatiques. Il a fait en sorte, très tôt, que son ultime padawan comprenne.
Il est assis en tailleur, face à elle. Elle est déjà un peu plus grande que lui. Elle sera grande, selon les critères des hommes, et aucun Thisspiasien ne dépasse la taille d’un enfant humain.
« Je suis devenu ton Maître pour plusieurs raisons. Peux-tu en déduire certaines ? »
Il n’a pas utilisé le verbe deviner : Oppo Rancisis est un logicien.
Elle est calme ; elle ne bafouille pas. Sans doute n’a-t-elle jamais bafouillé, et il sait pourquoi.
« Vous êtes un maître du sabre, et le Conseil souhaitait que j’apprenne cet art. C’est mon point faible.
— Voici une bonne réponse. Cependant de nombreux Maîtres Jedis sont d’excellents sabreurs. »
Elle réfléchit un instant.
« Votre technique repose sur la discipline, sur le contrôle mental, sur la concentration, sur la… distance. Le Conseil pense que j’ai besoin de distance.
— Et toi, le penses-tu ? »
Elle réfléchit à nouveau. Il aime cela.
« Oui. Il y a des domaines où j’y parviens, assez bien. Pas le combat.
— Nous travaillerons cela. Que sais-tu d’autre, sur moi ? »
Elle marque de la surprise, pour la première fois. Le Maître Jedi sourit, et cette fois elle est assez près pour le distinguer, entre les longs poils qui couvrent son visage.
« Tu ne m’avais jamais vu à Coruscant. Tu as certainement cherché dans les Archives ce que tu pouvais apprendre sur ton nouveau Maître. »
C’est ce qu’un Qel’Sayan ferait : mais il ne dit pas encore cela.
« Oui, admet-elle. Votre réputation de stratège est immense.
— Cela aussi je te l’enseignerai. Sais-tu pourquoi tu dois acquérir de telles connaissances ?
— Parce que cela peut faire partie de mes attributions, si je dois occuper un jour un poste politique, ce qui est l’une des fins que vise le Conseil. »
Claire, précise : il apprécie. Mais elle ne dit pas tout.
« Tu as certainement trouvé un autre renseignement sur moi.
— Oui. » Elle hésite, un très court instant. Seul un Jedi percevrait cet instant.
« Vous êtes, ou étiez, l’héritier du trône de Thisspias.
— Et crois-tu que cela ait joué dans le choix du Conseil ? »
Elle se referme un peu, et se tait. Oppo Rancisis hoche la tête : voici donc un point faible, voici donc ce qu’il lui reviendra d’enseigner, avant tout.

Il l’a vu tout de suite. Et j’avais éprouvé de la gêne, en effet, en découvrant qu’on m’avait choisi pour Maître l’héritier d’une monarchie héréditaire. J’avais éprouvé un sentiment de trahison, comme si le Conseil, après avoir prôné pendant des années le mélange des cultures, l’effacement des différences, faisait marche arrière et appariait ses membres en fonction de leur origine sociale.
Et une fois encore j’avais été aveugle et sotte, une fois encore je les avais mal jugés.
Maître Rancisis a eu la tâche ingrate de m’enseigner cette ultime acceptation : je devais cesser de fuir mon nom. Je devais comprendre que tous les autres avaient raison, et moi tort : en devenant Jedi, je restais une Qel’Sayan. Je devais le rester, ou le plan du Conseil échouerait. Il me fallait apprendre à concilier ces deux aspects de mon être, et ce fut sans doute la plus difficile de mes leçons.
Cette leçon se construisait dans le va-et-vient qu’on m’imposait entre deux mondes, neuf mois standard sur Thisspias et les trois autres auprès des Qel’Sayan en Al-Avir. Elle se construisait dans le dédoublement de mon regard, dans cette distance qui devenait vraiment la clef de ma réussite ou de mon échec. Elle se construisait avant tout auprès de Maître Rancisis.
« Pourquoi êtes-vous revenu sur Thisspias ? — Je me demandais quand tu te déciderais à poser cette question. — N’avez-vous pas renoncé au trône, autrefois ? N’avez-vous pas reconstruit une vie nouvelle au sein de l’Ordre ? — Aucune vie n’est nouvelle, Oroshi. »
Je m’étais arrêtée, figée sous le choc de cette phrase, et des échos qu’elle éveillait en moi. C’est ainsi que je vois la mémoire, certainement à cause du lac au Temple : la mémoire est une eau dormante où des rochers affleurent, et les événements sont des cailloux jetés dans ce lac. Ce qui importe, ce sont les ondes produites par ces cailloux, les frémissements qui en naissent, les rapprochements qu’elles permettent. Ce qui importe est toujours le lien, car c’est de la Force que sont tissés les liens.

Aucune vie n’est nouvelle, me disait mon vieux Maître, et je me souvenais de l’épaisseur du passé sur les berges du lac, et des paroles de Maître Qui-Gon.
Aucune vie n’est nouvelle : je me souvenais de mes camarades, de ceux qui m’aimaient le moins, et qui, dans mes premières années au Temple, regardaient mes cheveux et me qualifiaient de produit dégénéré d’une race décadente, ainsi que du dernier message d’Aoy : tu es vraiment pour moi, disait-elle, le fruit exquis d’une civilisation raffinée. Je voyais enfin que tous deux, l’insulte facile et la trop flatteuse admiration, constataient le même fait que je m’étais entêtée à refuser. Rien de neuf en moi : je portais les siècles de complexité des Qel’Sayan et d’Al-Avir. La Force qui se déployait en moi était née de ce passé, comme celle qui habitait le Temple Jedi de Coruscant.
Maître Rancisis me regardait avec intérêt.
« Aucune vie n’est nouvelle, dis-je. Tout temple est bâti sur des fondations. »
Il m’a souri : « Il en est ainsi. Après seulement tu pourras voir ce qui en toi est neuf. »
Nous avons continué de marcher : comme la plupart des Maîtres Jedis, il savait les vertus pédagogiques de la déambulation. Nous dominions les ocres et les rouges de la capitale des Thisspiasiens. Un petit groupe d’entre eux, vêtus aux couleurs des hauts dignitaires, venait vers nous, attendant respectueusement à distance que Maître Rancisis leur fasse signe d’approcher : le triple respect dû au sang royal, à l’âge et au Jedi, sans que l’un prenne le pas sur l’autre.
« Mes vieilles années enseignent la même leçon que ta très jeune vie, me dit-il. Plus on renonce au trône, plus on est roi. »

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