jeudi 20 février 2014

Cassandre

Je suis triste. J'ai peur, aussi, d'une certaine façon. La peur des parents, viscérale, paradoxale et sans la moindre originalité. Peur pour mes fils et le monde dans lequel ils vont grandir.
Nous avons tellement de chance, je l'ai dit souvent. Nous vivons en un lieu, en un temps où il fait bon vivre. En un lieu, en un temps de paix.
Mais je ne peux plus écrire : en un lieu, en un temps de progrès.
Je n'en suis plus sûre.
Je crains même le contraire.

Nous vivons dans un temps où les gens ont peur et se replient.
 Où ils veulent chasser l'Autre, l'Etranger.
 Où ils veulent revenir en arrière, vers un monde qui leur apparaît plus rassurant, travail famille patrie.
 Où ils ont peur de tout, non seulement des étrangers mais des femmes et de leur ventre, des femmes et de leurs choix, des homosexuels, de l'Europe, des intellectuels, et même des enseignants.
Ils ont peur de tout ce en quoi je crois.
Ils veulent voter (et parfois le font) pour repousser les étrangers hors des frontières, pour interdire l'avortement. On leur dit des énormités incroyables (enseigner la masturbation à la maternelle, sérieusement !) et ils le croient.

Je ne les méprise pas de le croire. J'en suis effarée.
Ils le croient parce qu'ils ont peur, parce qu'ils se replient sur ces facettes de leurs identités qu'ils imaginent menacées (les identités meurtries et meurtrières, on n'en sort pas).
Ils le croient parce qu'ils n'ont pas les codes pour savoir ce qui est possible ou pas, ce qui se fait vraiment dans les écoles, pas les codes pour savoir qu'on les utilise et qu'on leur ment, parce que ce sont toujours aux faibles qu'on s'en prend, et que cela ulcère toutes mes tripes d'enseignante.

J'en suis effarée et triste et furieuse, et je ne peux rien faire. Je peux dire et écrire tant que je veux, ils ne m'entendront pas ni ne me liront, et si par hasard ils le faisaient, cela ne servirait à rien.
A leurs yeux, je suis au service de l'Ennemi. Je suis une de ces intellectuelles privilégiées, fonctionnaire de l'Éducation Nationale, électrice de gauche. Ils ne me croiront pas.
Et soudain voilà que je suis Cassandre.

Je suis Cassandre.
Je dis : c'est ce qui fait que la Suisse est magique, que la France est lumineuse, que l'Europe est merveilleuse, la multiplicité des gens qui la fondent, la Babel de ses langues, la mosaïque de ses cultures.
Je dis : c'est ce qui fait que demain peut être plus beau encore, malgré les difficultés économiques, ce sont des progrès qui ne coûtent rien, les progrès du cœur, les progrès humains, tendre la main à ceux qui sont différents et voir enfin qu'ils sont nos frères.
Je dis : je suis comme vous, comme vous, j'ai deux fils, ils sont tout petits encore mais je veux qu'ils soient libres de rêver et de cuisiner plutôt que de jouer au foot s'ils en ont envie, et je veux qu'ils respectent les filles comme leurs égales en tout et  ne les voient pas comme des Demoiselles en Détresse, et je veux qu'ils puissent envoyer une carte de Saint Valentin à leur meilleur copain si ça leur fait plaisir, pourquoi pas, quelle différence y a-t-il entre amour et amitié quand on a trois ans ?
Et je dis : c'est cela qu'il faut faire, construire un rêve, voir loin, recommencer à vivre ensemble, agir où on le peut, où le politique et l'humain continuent de transcender l'économique. Aimer. Construire. Enseigner. Partir vers les étoiles.

Mais je suis Cassandre.
Ils ne m'entendent pas, et ils ont peur.
Et la France, la Suisse, l'Europe, se referment comme un poing. Et les poings fermés ne servent qu'à une chose : à frapper.

Il me reste à continuer, bien sûr. A faire ce que je peux, chaque jour, en maman, en femme, en enseignante, pour que les poings se rouvrent, et que les miens ne se ferment jamais. Et me dire que je devrais faire plus. Qu'il faudra bien, un jour ou l'autre, que je fasse plus, que je m'engage sinon pour de vrai (car ils sont très vrais, ces petits engagements quotidiens) disons "pour de grand". Puisse un parti porter mes rêves.

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